VI
UN PLAN AUDACIEUX
Nick Sloan, les yeux flamboyants de suspicion, pivota pour faire face à Shan Kar.
– Est-ce exact ?
Shan Kar haussa les épaules.
– Il est exact que tout le platine se trouve à l’extrémité nord de L’Lan.
– Vous avez prétendu que vous en aviez ici et que vous nous en donneriez autant que nous voudrions contre notre aide ! fit Sloan, le ton accusateur.
– J’ai dit simplement qu’il y en avait beaucoup à L’Lan, et il y en a, répliqua l’Humanite. Mais vous ne pourrez pas vous en approcher avant que la Fraternité ait été vaincue. Lorsque nous aurons gagné, vous toucherez votre solde.
– Un beau petit tour de salaud, pesta Sloan.
– Seulement si vous aviez l’intention de nous tromper, répondit Shan Kar avec mordant.
Eric Nelson comprit toute l’astuce de Shan Kar. Comme il se méfiait visiblement de leurs motivations, il avait une position de défense à toute épreuve. Il leur fallait gagner son combat avant même de parvenir à leur salaire en platine.
Nelson parla d’un ton coupant :
– Doucement, Sloan. Si le métal existe, nous le prendrons après avoir fait notre boulot.
La pensée curieusement rauque de Tark les interrompit, les faisant sursauter. Le loup était resté accroupi, écoutant attentivement la conversation.
– On continue à vous leurrer, étrangers ! Il n’y a pas seulement les clans de la Fraternité pour vous barrer la route de la Caverne de la Création. A l’intérieur se dresse la terrible barrière du feu froid, que vous ne réussirez jamais à franchir !
– Le feu froid ? Qu’entend-il par là ? demanda Nelson.
– N’écoutez donc pas Tark ! s’emporta Shan Kar. (Il se tourna vers les gardes.) Reconduisez l’Hirsute dans sa prison.
Un des guerriers passa adroitement une seconde chaîne au cou de Tark. Puis, l’épée en main, ils l’entraînèrent hors du hall. Le loup les suivit avec calme, mais lança en arrière son regard vert flamboyant.
– Il est temps de montrer ses cartes, dit durement Nelson à Shan Kar. Nous devons connaître tous les faits avant de nous battre pour vous.
– Vous en aurez connaissance, répliqua froidement Shan Kar. Mais vous vous êtes montrés si incrédules qu’il fallait bien que je vous prouve d’abord que les animaux supérieurs de cette vallée appartiennent à des races intelligentes. En convenez-vous à présent ?
Nelson fit un signe d’acquiescement, à regret.
– Il ne semble plus subsister le moindre doute à cet égard.
– Mais comment se peut-il qu’ils soient intelligents ? insista Nick Sloan. C’est tout simplement insensé.
Shan Kar leur désigna les sièges massifs disposés autour de la table. Holk et les deux autres chefs humanités s’assirent également, mais Shan Kar resta debout pour parler.
– Du passé antique de L’Lan, il ne nous reste guère que la légende. Elle raconte que nos prédécesseurs, nos ancêtres, étaient beaucoup plus grands que nous ne le sommes et que nous avons oublié tout leur savoir à l’exception de quelques reliques telles que les couronnes de pensée.
Mais nous autres, Humanites, nous croyons que nos ancêtres avaient des connaissances et des pouvoirs tels qu’ils étaient en quelque sorte capables d’amener les animaux de la vallée au stade de bêtes pensantes et intelligentes.
– Cela me semble bien la seule explication possible, pour fantastique qu’elle soit, marmonna Nelson.
– Quelle qu’ait été leur façon de procéder, poursuivit Shan Kar, le fait demeure que dans cette vallée les quatre races animales de l’ordre le plus élevé, le loup, le tigre, le cheval et l’aigle sont, sous certains angles, les égaux mentaux des hommes. Et ces quatre clans soutiennent que leur intelligence les met sur un pied d’égalité absolue avec la race humaine.
« Bien plus, ils prétendent que leurs races, tout comme la race humaine, ont été créées avec une intelligence égale et qu’à l’aube des temps ils sont sortis eux aussi de la Caverne de la Création !
Nick Sloan demanda d’un ton coupant :
– Cette Caverne de la Création, est-ce là que se trouve le platine ?
Shan Kar acquiesça, l’air sombre.
– C’est tout au bout de la vallée, au nord. Nous savons qu’elle renferme des reliques métalliques laissées par les anciens. Mais il est difficile d’y pénétrer en raison de dangers mystérieux. Seul le Gardien héréditaire de la Fraternité sait comment y entrer en toute sécurité.
« Tous les Gardiens du passé, comme Kree l’est actuellement, ont inventé des mythes au sujet de la Caverne. Ils racontent qu’il y a bien longtemps les humains et les bêtes supérieures y ont été créés dans l’égalité. Et ils maintiennent qu’ils sont les détenteurs des terribles puissances qu’y ont laissées les anciens.
Le visage assombri de souvenirs désagréables, l’Humanite reprit son récit, d’un ton amer.
– Ils gardent vivace ici depuis des siècles ce mythe de la Franternité primitive entre l’homme et la bête. Mais avec le temps, ils ont appris qu’il n’en va pas de même dans le monde extérieur où l’homme règne de par son droit sur les animaux.
« Voilà pourquoi nous avons nous-mêmes, en tant qu’humains, revendiqué de droit la position dominante dans notre vallée. Nous ne cherchions nullement à tyranniser les bêtes intelligentes, mais nous avions la conviction que l’autorité gouvernante devait reposer dans les mains des hommes.
« Un tiers de la population s’est rangé à nos côtés. Mais les deux autres tiers, abêtis par les fables antiques, ont adhéré à la Fraternité. Pour en finir, nous nous sommes séparés de la Fraternité pour nous emparer de cette ville d’Anshan. Chez nous, l’homme et la bête ne sont pas sur un pied d’égalité comme à Vruun !
Eric Nelson restait sous le coup de l’étonnement que lui causait cette image de L’Lan qu’on venait de lui exposer.
Une vallée cachée conservant les reliques d’une civilisation autrefois florissante, une vallée où les races animales se réclamaient de leur égalité avec l’homme, et où une minorité d’humains s’efforçait de modifier cette situation !
– Cela semble incroyable, dit-il, les sourcils froncés, incroyable que des hommes et des femmes puissent accorder l’égalité à des animaux, même intelligents !
– Naturellement cela vous paraît invraisemblable, à vous qui venez du monde normal ! s’écria Shan Kar. Mais les gens d’ici qui se rangent derrière Kree et la Fraternité s’obstinent dans leur croyance aveugle aux légendes mensongères !
La passion qu’il apportait à son discours lui enflammait le regard et la voix, tandis qu’il poursuivait, avec toute la concentration d’un fanatique :
– L’égalité de la Fraternité n’est qu’un faux-semblant qui ne durera pas ! Au fur et à mesure que les races animales élargiront leurs connaissances, elles aspireront davantage à dominer l’homme, dans cette vallée ! Et il y aura bien un clan victorieux pour y parvenir, à moins que nous ne l’empêchions !
« Voilà pourquoi les Humanites se sont retirés de la Fraternité et ont amené sur L’Lan la menace d’une guerre civile. Voilà pourquoi – notre infériorité numérique étant si accusée – je me suis rendu dans le monde extérieur pour y obtenir les armes et les combattants qui peuvent modifier en notre faveur l’équilibre des forces. »
Nelson éprouvait une vive sympathie envers la passion qui dévorait Shan Kar. Il y avait des aspects répugnants dans les possibilités qu’il évoquait. Des races animales exigeant l’égalité avec l’homme et visant à dominer l’humanité ! Tous ses instincts se rebellaient contre une telle idée.
– Cela me fiche la trouille ! murmura Lefty Wister. Vous devriez anéantir toutes ces bêtes brutes !
A ces mots, Shan Kar parut un peu scandalisé.
– Nous ne voulons pas détruire les clans de bêtes. Il faut simplement qu’ils apprennent que la Fraternité n’est qu’un mythe, que les hommes sont mieux adaptés au gouvernement.
L’esprit pratique et matérialiste de Nick Sloan les ramena à des problèmes plus immédiats.
– Nous ne connaissons toujours pas la position stratégique dans la vallée, lança-t-il. Quelle proportion du terrain est entre les mains des Humanités ?
Holk répondit de sa voix roulante :
– Seulement le quart sud, y compris la ville d’Anshan et quelques localités plus petites.
Shan Kar ajouta :
– C’est Vruun la grande métropole de la Fraternité, pour les humains comme pour les clans d’animaux. Jusqu’à présent, il a régné une sorte de trêve armée entre eux et nous, les Humanités. Mais l’escarmouche de la nuit dernière, cela signifie la guerre !
« Kree a dû se douter de mes intentions quand je me suis rendu dans le monde extérieur, et il a envoyé sa fille Nsharra avec Tark, Hatha et Ei pour m’intercepter. Ils ont échoué, et la tentative de la Fraternité a encore avorté la nuit dernière. Mais la capture de Tark et du fils de Kree marque à présent l’ouverture du conflit.
Eric Nelson se mit à poser rapidement des questions. Les réponses des chefs humanités ne lui donnèrent qu’une image plutôt décourageante de la situation. Les Humanités, animés par leur farouche désir d’établir l’autorité des hommes, n’étaient qu’une minorité dans la vallée. Ils ne pouvaient guère mettre en campagne plus de deux mille combattants.
– La Fraternité dispose de deux fois plus d’hommes et de cinq fois autant de bêtes intelligentes dans les divers clans, reconnut Shan Kar.
– Pas un très bon jeu pour nous, observa Sloan. Mais nos mitrailleuses et nos grenades sont des atouts sérieux.
Nelson approuva de la tête.
– S’il n’y a contre nous que des épées, des arcs et des piques, ainsi que les griffes et les crocs des bêtes sauvages, nous devrions être en mesure de ne pas tenir compte de leur supériorité numérique.
Il poursuivit d’un ton décidé :
– Nous devrions les attaquer avec toutes nos forces avant qu’ils se soient habitués à nos nouvelles armes… frapper dur au cœur même de cette Fraternité, à Vruun.
Sloan exprima son assentiment. Mais le grand guerrier Holk hocha la tête, d’un air de doute.
– Il se pourrait que nos soldats ne vous suivent pas dans une attaque directe contre Vruun. Ils ont toujours peur de Kree.
– Mais pourquoi, bon Dieu ? fit Nick Sloan, d’un ton écœuré.
Shan Kar expliqua :
– Comme je vous l’ai dit, le Gardien de la Fraternité passe pour être le détenteur de moyens terrifiants abandonnés par les anciens dans la Caverne de la Création. Bien sûr, ce sont surtout des racontars encouragés par les Gardiens successifs depuis des ères !
Il marqua un temps.
– Pourtant, il faut bien admettre que le Gardien dispose de pouvoirs étranges. On sait qu’il a procédé à quelques affreuses transformations, pour punir ceux qui avaient violé la Fraternité. Il en est resté des souvenirs si atroces à L’Lan que nos partisans, même les plus fervents, pourraient hésiter à attaquer directement la cité de Kree.
Nelson éclata :
– Comment pourrions-nous mener campagne pour vous si vos propres hommes sont contaminés par la superstition ?
– Débinons-nous de ce patelin de fantômes ! grogna le Cockney.
– Minute, vous deux ! fit Nick Sloan. Avec une fortune à notre portée, nous n’allons tout de même pas nous laisser arrêter par quelques difficultés.
Shan Kar l’interrompit.
– Il existe un moyen rapide de surmonter cette difficulté-là : c’est de capturer Kree et Nsharra ! Cela sèmerait l’épouvante dans la Fraternité et éliminerait les derniers doutes qui subsistent chez nos gens.
– Les capturer ? fit Van Voss, fixant l’Humanite de ses yeux sans couleur et sans expression. Pourquoi ne pas les supprimer tout simplement ?
– Pas question ! s’écria Nelson. Nous ne sommes pas des assassins !
– Et les tuer mettrait la Fraternité dans une telle rage qu’elle ne se rendrait jamais, surenchérit Shan Kar.
Sloan approuva de la tête.
– De plus, vous nous avez dit que le vieux Gardien et sa fille connaissent le moyen de pénétrer dans la caverne où est le platine en toute sécurité. Bien sûr que non, il ne faut pas les tuer.
Shan Kar reprit d’un ton précipité :
– Quelques-uns d’entre nous, une poignée au plus, pourraient s’introduire en secret, de nuit, à Vruun et s’emparer de Kree et Nsharra. Nous pourrions induire Tark lui-même à nous guider en secret et sans péril jusque dans la cité !
– Vous voulez dire que le loup le fera si nous le menaçons de mort ? s’enquit Li Kin, avec un certain doute dans les yeux.
Shan Kar émit un rire sans joie.
– L’Hirsute n’a pas peur de mourir. Mais il ne veut pas que nous supprimions Barin, le fils du Gardien.
« Nous lui offrirons donc la vie pour Barin s’il nous conduit dans Vruun, sous le prétexte de délivrer un prisonnier humanité. Il se pourrait que Tark accepte.
– Ce plan me paraît foutrement compliqué et dangereux, observa brutalement Sloan.
– Mais s’il réussit, il nous dégagera la voie pour un rapide raid contre l’ensemble de la Fraternité, fit pensivement Nelson. Je dirigerai la tentative si on arrive à persuader le loup de nous guider.
– Que les gardes ramènent Tark, dit Shan Kar à Diril.
Le grand loup revint de son pas souple dans le hall noir, ses chaînes bien tendues dans les mains des gardes en armes qui l’encadraient.
Tark les balaya du regard. Eric Nelson sentit un frisson, une onde glacée le parcourir quand il croisa ces yeux qui ressemblaient à des mares de feu vert et froid.
– C’est maintenant à toi de décider si le jeune Barin restera en vie ou non, dit Shan Kar à Tark.
Nelson constata que ses lèvres n’avaient pas bougé. Cette fois encore, c’était par la pensée qu’il s’adressait à l’animal, et Nelson comme ses compagnons percevaient cette pensée par l’intermédiaire de leurs couronnes de platine. Les babines de Tark se tordirent, découvrant les grandes dents blanches en un grondement silencieux. Sa pensée farouche leur parvint en réponse.
– C’est un piège ! Tout ce que tu veux, c’est nous tuer tous les deux, Barin et moi !
– Parfaitement exact, acquiesça tranquillement Shan Kar. Mais il est une chose que nous souhaitons encore plus que de vous supprimer tous les deux.
Sa pensée se précipita :
– Le frère de Holk, Jhanon, est prisonnier à Vruun comme tu le sais. Nous désirons le délivrer. Nous t’offrons ta vie et celle de Barin en échange de sa liberté.
– Je n’ai nulle autorité pour relâcher Jhanon, répliqua Tark. Seul le Gardien en a pouvoir.
– Mais tu pourrais conduire secrètement quelques-uns d’entre nous dans Vruun, et alors nous délivrerions Jhanon nous-mêmes, insista Shan Kar. Accepte et Barin est libre.
La pensée de Tark arriva après un instant :
– Si j’agissais ainsi, ce serait en désobéissance totale aux ordres du Gardien.
– Mais si tu ne le fais pas, le fils du Gardien mourra ! menaça Shan Kar. Nsharra t’a chargé de veiller sur son frère, n’est-ce pas ? Et tu as échoué dans ta mission, Tark ! Comment oseras-tu l’affronter pour lui rendre compte de ton échec ?
Les yeux verts de Tark s’étrécirent. Le loup les examina tous tour à tour, puis revint à Shan Kar.
– Tu as raison, déclara-t-il enfin par télépathie. Je me rendrai coupable d’un acte mineur de traîtrise envers la Fraternité, mais il le faut pour empêcher le pire !
– Alors nous irons ce soir-même à Vruun ! fit vivement Shan Kar. (Il désigna Nelson :) Lui et un de ses compagnons seront avec nous, Tark.
Les yeux de ce dernier se reportèrent sur le visage de Nelson, et les prunelles avaient une expression indéfinissable.
– C’est entendu, dit-il. Je promets de vous introduire en secret et en toute sécurité dans Vruun.
Quand les gardes eurent entraîné l’animal au-dehors, Nelson exprima sa satisfaction.
– Jusqu’à présent, tout s’annonce bien ! Avec le loup pour nous guider, nous avons de sérieuses chances de nous emparer de Kree et de la fille.
Shan Kar l’observa avec un sourire d’ironie.
– Vous continuez à sous-estimer le courage et la ruse de Tark. Il sait que c’est à Kree et Nsharra que nous en avons en réalité. Il compte bien nous mener à Vruun, puis il se retournera soudain contre nous et donnera l’alarme.
– Alors pourquoi y allez-vous avec lui, si vous pensez ainsi ? s’écria Sloan.
Le sourire de Shan Kar se figea.
– Parce que, si tout marche bien, nous prendrons Tark à son propre Jeu ! Une fois à l’intérieur de Vruun, nous le mettrons dans l’impossibilité d’agir avant qu’il ait pu nous trahir !